dimanche 30 décembre 2018

La Dernière Nave – Partie 3

15° 39,685' N 89° 00,194' W

Marina Manglar del Rio, Fronteras, Guatemala



Le vendredi 7 décembre 2018



06H25 : Lorsque j'ai refermé la porte hier au soir, au comble de l'énervement, je pensais avoir touché le fond. Sincèrement. Je n'aspirais qu'à une chose, me coucher et dormir pour oublier où j'étais et ce que je faisais. J'ai été d'une tyrannie sans nom avec mes animaux, je ruminais de sombres pensées... Bref, j'en avais plein le cul de cette journée, et j'avais hâte que le sommeil m'en délivre enfin.

Ouais c'est ça... Compte là-dessus et bois de l'eau fraîche mon Coco !



Moins d'une heure plus tard les premiers éclaires ont commencé à déchirer la nuit. Le tonnerre grondait, menaçant comme des tambours de guerre avant la bataille. Et puis soudain le froid est arrivé. En l'espace de quelques secondes la température a chuté de 10°. Ensuite est venue la pluie, à grosses gouttes, et enfin le vent, mugissant. Ça a duré jusqu'à minuit environ...

Les vagues déferlant avec fracas, la pluie froide et des rafales à quarante nœuds (j'ai beau ne pas avoir d'anémomètre, je sais très bien le bruit que fait le vent lorsqu'il frappe mon bateau à 40 Nds, croyez-moi), et puis de temps en temps, la pétole absolue. La Boiteuse engluée, soumise aux seuls caprices de la mer déchaînée. Et puis rebelote !

Tout ça pendant six heures environ... Vers minuit je me suis couché, roulé en boule dans mon duvet détrempé. Je me foutais de savoir où nous étions, ni même où nous allions... Qu'importe, on verrait ça demain.



J'ai dormi d'une traite jusqu'à 05H45. J'ai pris mon café, nourri et fait faire prendre l'air à mon équipage. Et puis j'ai relevé les coordonnées et noté le loch (la distance parcourue), la pression atmosphérique (1014 Hp), et j'ai ouvert mon PC. Pour ne rien vous cacher, je m'attendais vraiment à me retrouver chez les pirates. Cette zone du plateau continental hondurien que je cherchais à éviter justement... Et bien non. La Boiteuse, Ma Boiteuse, celle-la même dont j'avais encore une fois maudit le nom la veille au soir m'avait mené pile-poil où il fallait. Pendant la nuit nous avions parcouru 60 Milles au 265°, c'était parfait.

C'était un peu comme dans cette histoire de cocher qui s’endort sur sa charrette, et c'est la vieille jument qui ramène tout le monde à la maison...



Ce matin, il reste encore quelques nuées menaçante tout autour de moi, mais la mer est un peu moins chaotique. Les grosses vagues déferlantes ont disparu. La Bête somnole... Mais on sent bien qu'un petit rien pourrait la réveiller. Je ne sais pas, c'est quelque chose dans l'air... En attendant on avance à 5 Nds, tous les ris sont pris dans la GV et on a l'équivalent de la surface d'une couette pour enfant à l'avant.



07H00 : La Bête se réveille...


Je sais, il faut changer les coussins... N'est-ce Zika ?


09H00 :  
Tous les cris les S.O.S.
Partent dans les airs
Dans l'eau laissent une trace
Dont les écumes font la beauté
Pris dans leur vaisseau de verre
Les messages luttent
Mais les vagues les ramènent
En pierres d'étoile sur les rochers


Je viens de voir une bouteille qui flottait, et ça m'a rappelé cette chanson de 1985...

Vous savez, en vrai l'océan est bien plus propre que ce que certains marchands d'illusions voudraient vous faire croire. Îles flottantes de déchets, 7ème Continent... J'en suis venu à croire que tout ça ne sont que des gros fakes, destinés à vous soutirer de l'argent en comptant sur votre bon cœur et votre culpabilité de nantis. Une vaste escroquerie, intellectuelle et financière.

Il m'est arrivé de voir des endroits sales, bien sûr. Aux abords des grandes métropoles comme Salvador do Bahia, Rio de Janeiro, Agadir, Port of Spain... Mais cela reste exceptionnel et restreint aux zones où la population est dense. En vrai, dans la vraie vie je veux dire et pas sur internet, et d'après mon expérience qui n'est plus si petite, toutes ces conneries n’existent pas. Je suis en mer des Caraïbes depuis onze jours, et c'est le premier déchet que je vois flotter à la surface. Pourtant si l'on veut croire ces oiseaux de malheur, je devrais actuellement naviguer au milieu des bouteilles en plastique et des sachets qui tuent les tortues... Conneries je vous dis.



10H25 : Je souris. Moi qui avait imaginé cette descente sur Roatan puis sur Livingston, navigant sous spinaker dans une mer pareille à un lac... Et nous voilà à presque six nœuds dans une mer démontée !

Hier au soir j'aurais été incapable de le faire, ce soir peut-être non-plus, mais pour l'heure je goutte l'ironie de la chose.



11H30 : J'ai la chanson de Balavoine dans la tête. Impossible de m'en débarrasser !



12H00 : Tout roule. 6 Nds de moyenne et le cap est parfait. Il reste 361 Milles à faire.



12H30 : C'était saucisses au lentilles ce midi. Sinon, parce que j'aime ça et qu'à ce stade de la navigation je ne peux vraiment pas m'en empêcher, je vous soumets ces quelques calculs d’apothicaires.

Si nous continuons à un train même modéré de 5 Nœuds, nous poserons l'ancre de La Boiteuse en face de Livingston lundi 10 décembre vers midi. C'est à dire dans trois jours !!! Plus tôt si on va plus vite, et plus tard si on va moins vite, bien sûr.

Donc, à partir de maintenant, il est interdit, je dis bien INTERDIT, de descendre en dessous de 4,7 Nds de moyenne sous peine d'arriver lundi soir après la tombée de la nuit. C'est bien compris ? Allez, rompez !



14H10 : Tous comptes fait, s'il n'y avait pas cette houle de merde ce serait une mer assez sympa. On est sur du F3 tranquillou... Mais non, il faut que cette salope gâche tout et transforme la moindre activité en épreuve digne de Kho-Lanta ! Je viens d'aller aux Toilettes, un enfer. Faire la cuisine, une gageure. Remplir le livre de bord, un calvaire. Consulter la carte sur l'ordinateur, une putain d'épreuve ! Elle va me faire chier combien de temps encore cette houle à la con, hein ?

Vous vous rendez compte que je commence à avoir des escarres aux fesses à force de reste le cul vissé sur mon banc !



15H20 : On commence à manquer de vent... Je me met à 170° du vent, les voiles en ciseau, déroule un peu de Mule... et on peine à atteindre les cinq Nœuds. Sauf au surf, lorsque la houle nous prend par derrière (je sais, l'image est douteuse).

Pour bien faire il faudrait que je relâche un ris, mais il va faire nuit dans trois heures et je n'ai pas envie de me retrouver trop habillé si par malheur un grain survient nuitamment. Donc on laisse tout comme ça.



16H10 : On vient de se faire survoler à basse altitude par un petit bimoteur. Mon Mer-Veille a sonné, ça veut dire qu'il nous a pris dans son radar. Ce sont des narcos vous croyez ? En tous cas ce n'était pas l'armée...



16H35 : Front nuageux à six heures ! Comme quoi, Keske je disais tout à l'heure hein ???



17H10 : En plus de la grosse méchante houle qui nous prend par les ¾ arrière, on a maintenant une plus petite venue du Nord qui nous prend par le travers. On appelle ça une houle croisée. J'te jure, elle m'aura tout fait cette mer des Caraïbes !



18H00 : 5 Nœuds pour les dernières six heures. Je ne sais pas comment on à fait, mais c'est pas mal du tout. Las Ilslas Santanilla dans 25 milles, c'est à dire qu'on les doublera vers 23H00. Mas o Menos. Faudra pas t'endormir hein Capitaine ?




Le samedi 8 décembre 2018



06H20 : J'ai passé une partie de la soirée à essayer de consolider le portique... En effet, le roulis et les déferlantes intempestives, ont eu raison de la branlante installation. Une soudure a lâché avec un bruit sec, et les panneaux ont commencé à vouloir se barrer à chaque fois que le bateau se couchait. Heureusement, j'étais réveillé lorsque c'est arrivé, et j'ai pu agir tout de suite. J'ai brêlé tout ce que j'ai pu, rajouté des cordages pour haubaner en diagonal... Bref, c'est du travail bâclé, fait dans l'urgence, mais au moins cela nous a permit de passer la nuit.

5,18 Nds sur la nuit, c'est pas mal, sauf que le cap lui l'est beaucoup moins. Depuis minuit nous avons fait du 280° alors qu'un 250° eut été préférable (normal, j'ai essayé de diminuer le roulis pour préserver mon portique).

Donc, là j'attends qu'il fasse grand jour, je remets le bateau sur les rails et ensuite je m'attaque à ce portique.



06H45 : J'ai empanné, voile en ciseau à 165° du vent, cap sur les îles du Honduras.



06H50 : Au fait, cette nuit vers 23H30 on est passé à 11 milles au sud de la Sentinelle. Sinon, je savais qu'en mer des Caraïbes, plus on se rapprochait des côtes de l'Amérique Centrale, plus la mer devenait mauvaise. Pas le vent, je parle bien de la mer. Et c'est normal puisque c'est là que viennent buter toutes les vagues de l'Atlantique. Imaginez cette énorme masse liquide en mouvement, venant se ruer dans un cul de sac... Le bordel que ça doit être. Je le savais, on me l'avait dit, mais je me figurais que cela ne concernait que la région de Panama... Je ne pensais pas que cela concernerait aussi le Golf du Honduras. Je n'ai jamais rien lu là-dessus... Alors suis-je victime de circonstances particulières ou bien est-ce une caractéristique locale que les gens ont omis de signaler ? (*) Je n'en sais rien. Il faudra que je demande des précisions aux habitués du Rio Dulce.



(*) Car oui, c'est malheureux à dire mais certains blogs, pour ne pas dire la plupart, omettent souvent de parler des galères propres au voyage en bateau. J'appelle ça des blogs de Bisounours. Tout doit être léché, propre, idyllique. Rien ne doit venir contredire une image de carte postale soigneusement entretenue... Et il faut surtout que le lecteur bave d'envie derrière son écran. Youhou les crétins ! Regardez un peu la chance qu'on a ! Pfff... C'est mensonger et c'est pitoyable.



07H15 : J'ai un peu de mal à réaliser... J-2 ! Hier, lorsque je me disais que nous n'étions plus qu'à trois jours, je sentais ma poitrine se serrer. C'était de la joie et du soulagement aussi. J'étais transporté par une émotion forte.

Ce matin c'est différent. Je n'ai qu'une pensée en tête : Allez ma Boiteuse, tient le coup s'il te plaît ! Plus que deux jours et ensuite j'arrête de te faire souffrir ! Ne me lâche pas maintenant je t'en prie, pas si près du but !

Hier je pensais à moi et mes bêtes, aujourd'hui je pense à mon bateau.



07H30 : Merde, j'ai eu beau abattre de 30° on continue à aller au 280°. Il va falloir que je monte sur le pont pour virer le tangon... Putain, la franchement je n'ai pas envie d'aller faire le clown à l'avant...



07H50 : J'ai réduit la surface de la Mule pour faire lofer le bateau. On dirait que ça marche, sauf qu'on perd en vitesse... Je vais attendre que la matinée soit un peu plus avancée pour voir comment le vent s'établit. Cela ne sert à rien de se lancer dans des manœuvres périlleuses si c'est pour devoir recommencer quelques minutes plus tard.



09H00 : Rien ne va plus. On fait du 273° au lieu de faire du 243°. C'est vraiment n'importe quoi. Je n'ai plus le choix, j'enfile mon harnais et j'y vais.



09H20 : Pfiou.... Ça y est c'est fait. C'était chaud ! J'ai dû enfermer Zika qui n'arrêtait pas de vouloir me suivre sur le pont. On file au 245°, presque au travers droit sur les îles du Honduras que nous devrions atteindre cette nuit vers 03H00 du matin. Pour l'instant on est toujours dans les temps.



10H00 : Il y a quelques jours je vous disais que La Boiteuse 'était définitivement pas un bateau de haute mer. Trop légère, trop fine... Et vous n'imaginez pas comment c'est galère de la régler. Il me faut parfois plus d'une heure pour trouver le parfait point d'équilibre entre la voile d'avant, la Grand-Voile et le régulateur d'allure. Et une fois que c'est fait, il ne faut surtout pas que je m'avise de bouger !

Il suffit que je me penche pour allumer ma pipe, et vlan ! La voilà qui part en vrille ! L'idéal c'est la nuit, lorsque je suis allongé dans le cockpit. Mon corps, et donc mon poids, est pile sur l'axe du bateau, ce que l'on appelle la ligne de foi. Vous comprenez donc que lorsque je dis que La Boiteuse est invivable en navigation, c'est au sens propre du terme puisqu'on ne peut simplement pas vivre pendant qu'on navigue.

A l'arrêt, elle devient une chouette petite maison... Et c'est sans doute pour ça que j'ai toujours préféré les marinas ou les bouées de mouillage bien protégées du vent et du clapot. Lorsque je navigue, je suis en permanence concentré sur les éléments et sur mon bateau. Je ne peux rien faire d'autre... Aussi, lorsque je ne navigue pas, je peux enfin vivre.

Je le répète, peut-être en eut-il été différemment avec un autre bateau... Ou peut-être pas. J'ai l'habitude de dire qu'un bateau de voyage c'est un compromis entre habitabilité et navigabilité. Avec la Boiteuse il n'y a pas de compromis... C'est soit l'un, soit l'autre.



10H35 : Tien, un exemple frappant pour illustrer mon dernier commentaire. On est presque travers, je m'installe au vent (à la contre gîte) pour me caler afin d'écrire. Je m'allonge ensuite sous le vent (à la gîte) pour sommeiller un peu, et hop ! On gagne 1,5 Nœuds et 5° de cap ! Ce bateau est hallucinant.



12H00 : On tient à peu près le cap au 250°, et finalement on a réussi à tenir une moyenne honorable mais sans plus, de 4,8 Nœuds. Il reste 246 Milles à faire en ligne droite, et on est toujours dans les temps !



13H25 : Je relâche le ris n°2. On accélère.



15H30 : Wahou... Je viens de dormir deux heures d'affilé. Un café s'impose !



15H45 : Une main pour l'homme, une main pour le bateau. Cet adage sécuritaire n'a jamais été aussi vrai pour moi. Sauf que sur La Boiteuse il ne s'agit pas d'une recommandation, mais d'une obligation ! J'ai hâte de pouvoir me faire un café avec mes deux mains !

J'ai ouvert la mule au ¾ pour gagner un peu de vitesse. Tant pis pour le cap... Mais je fais le pari que le vent, avec le soir qui tombe, ne va pas tarder à mettre du Nord dans son Est. Si je me trompe, on ira droit sur le Belize... Ça vous dit le Belize ? Oui, non ? Mouais, moi non plus, trop surfait.



16H00 : La chanson du jour c'est Solsbury Hill de Peter Gabriel. Celle-la aussi c'est dur de s'en débarrasser... Comment elle appelle ça ma copine Sonia ? Un ver d'oreille ?



17H20 : J'essaye de contenir ma pensée, d'éviter qu'elle ne s'envole et me précède. D'expérience je sais que l'enthousiasme en mer se doit d'être tempéré. Surtout à quelques jours, quelques heures de l'arrivée et après deux semaines d'une navigation difficile. Il faut que je me pose et que je prenne les choses au fur et à mesure qu'elles se présentent. La mer est souveraine. C'est elle qui décide quel jour et à quelle heure tu arriveras. Toi, simple petit bonhomme sur ta coquille de noix, le seul choix que tu as, c'est de faire de ton mieux avec ce que la mer te donne.



17H45 : Tien, le vent qui nous a fait défaut toute la journée, semble vouloir revenir... Vais-je gagner mon pari ?



18H00 : 4,3 Nds sur l'après-midi... C'est plutôt mauvais, mais je m'y attendais. D'où, sans doute, mes pensées philosophico-fatalistes de tout à l'heure. Il reste 221 Milles à faire. Si j'osais je dirais qu'on devrait arriver lundi entre 14H00 et 19H00... Mais sérieusement, j'ai un gros doute sur notre capacité à arriver avant la nuit. Si dimanche soir cela se révèle impossible à faire, il faudra alors que je ralentisse pour pouvoir entamer l'approche sur Livingston mardi matin.

De toute façon, attendons de voir comment cela se passe cette nuit. On devrait atteindre Roatan au lever du jour... J'espère. Enfin, on verra bien ! Comme je l'ai dit plus haut, je vais essayer de faire de mon mieux.




Le dimanche 9 décembre 2018



05H30 : En ce jour du Seigneur, alors que Prime n'a pas encore sonné, priez avec moi, mes frères et sœurs. Louez le Seigneur pour ses bienfaits, contemplez avec moi cette lueur d'espoir qui éclaire la sombre nuit (non, pas par là crétin ! De l'autre côté !). Remerciez le Seigneur de nous permettre de contempler après un si long voyage ce halo merveilleux et étincelant (mouais, pas tant que ça quand même...). Remerciez le Seigneur de nous offrir le réconfort d'une trace de civilisation dans cette immensité déserte (c'est bon, on a finit là ?), Contemplez le miracle de Dieu ! Contemplez les lumières de l'île de Guanaja ! (Euh... T'es sûr au moins que c'est elle ?). Amen... Et oui, je suis sûr que c'est elle. Tas gueule.



06H05 : Toute la nuit j'ai fait de mon mieux pour conserver un cap optimal. D'habitude je jette juste un œil sur le compas pour vérifier que l'on va toujours plus ou moins dans la bonne direction, mais le compas n'est pas très précis et l'on peut très bien dériver de 10 ou 15° sans que je ne m'en rende compte. Là, j'ai pris la peine d'allumer mon téléphone toutes les deux heures pour vérifier et corriger notre route. Le résultat est quasi parfait. Nous sommes à moins de trois Milles du waypoint des îles du Honduras, et il reste 169 Milles à parcourir. Malheureusement la vitesse pour la nuit n'a pas été à la hauteur : 4,3 Nds de moyenne... Dommage.

Touline est sur le pont, Zika dort encore allongée sur la banquette du carré, le jour pointe à l'horizon.



06H25 : Oh putain ! Baleine ! A une quarantaine de mètres sur tribord, un souffle ! J'ai rêvé ou quoi ? Non ! J'entends son chant à travers la coque ! Il fait trop sombre, je ne la vois plus.... Merde !

Je me retourne alors vers le sud pour contempler la silhouette de l'île de Guanaja qui se découpe dans l'aube naissante. Terre ! La première depuis treize jours !



06H50 : Je vous fait grâce des calculs, mais sachez que ça devient de plus en plus tendu en ce qui concerne une éventuelle arrivée demain avant la nuit. Il va vraiment falloir que je donne tout et que je fasse sortir ses tripes à mon bateau si on veut arriver à temps. Fini le mode voyage, on passe en mode course !



07H00 : L'île de Roatan, toute en longueur, visible sur bâbord avant.



07H20 : Sachez, chers lecteurs, que si nous n'arrivons à temps à Livingston je dispose néanmoins d'un plan B, voire même d'un plan C. (Un bon marin fait des plans avec des lettres majuscules, c'est son hobby).

Plan B : Si jamais cela se joue à quelques heures, une ou deux maxi, j'ai la possibilité de mouiller à l'abri d'une pointe qui s'appelle Tres Puntas située à 10 Milles de Livingston. Je pourrais y passer la nuit et repartir le lendemain pour finir cette fichue traversée. Bien évidement, il serait préférable que j'atteigne ce mouillage de jour... C'est plus sûr.

Plan C : Si cela se joue à plus d'une heure ou deux, il va falloir que je ralentisse le bateau, voire même que je me mette à la cape, afin de passer une ultime nuit en mer et rejoindre Livingston mardi matin.

Comme vous le voyez, à ce stade il m'est impossible de vous dire quand nous arriverons exactement. Ce sera demain en fin de journée, ou mardi matin... Ce qui est sûr par contre c'est qu'on arrive ! Enfin !



10H15 : Je viens de lâcher mon dernier ris. Après ça, advienne que pourra ! La Boiteuse est désormais toutes voiles dehors et il fait un temps splendide. Presque pas de vent, mais on arrive quand même à tenir une moyenne honorable. C'est maintenant que ce qui fait de mon bateau une piètre embarcation par gros temps doit se transformer en avantage. Allez, fonce ma belle !



10H40 : C'est la fête pour l'équipage ! J'ai ouvert une boite de Sheba, un tiers pour Touline et deux-tiers pour Zika. Et moi, je mange quoi à midi ?



Miam !
12H05 : C'est pas la joie. 27,3 Milles de parcourus depuis ce matin, ça fait 4,55 Nds de moyenne... Le souci c'est que si je veux garder un cap optimal au 250° (pour faire le moins de route possible) il faut que je me maintienne à 100° du vent. Et sous cet angle il m'est impossible de me servir de mon arme secrète, le spinnaker. C'est vraiment pas de bol car pour l'instant c'est quasiment la pétole. On se traîne à trois nœuds.

J'en profite pour me mettre au fourneaux. Au menu ce midi, Noix d'épaule de porc sur son lit de tagliatelles accompagné d'une sauce forestière.



12H50 : Pendant que le repas mijote, je réfléchis à ce que je vais faire cet après-midi. Puisque de toute façon, quoique je fasse le bateau n'avance pas, autant profiter de ce calme pour faire quelque chose d'utile, non ?

Ranger le bateau par exemple, et puis me laver aussi... Oui, je crois que se laver serait une bonne idée après deux semaines de mer...



13H15 : Fichtre, je me suis fait péter le ventre !



13H35 : Tien donc, serait-ce une légère brise que je sens sur mon visage ?



15H00 : Là, on est empétolé pour de bon. Le régulateur d'allure décroche. On avance à 1,5 Nœuds.



15H25 : Trop drôle ! Voilà l’Étoile qui repasse dans l'autre sens ! Qu'est-ce que je fais ? J'essaye de l'appeler pour prendre des infos ou pas ? En tous cas il m'a vu car il vient de corriger sa course de 5°. C'est cool l'AIS quand même...



15H50 : Je me suis lavé sur le pont. L'eau était bonne, et maintenant je sens l'extrait naturel de noix de coco. Tout en me lavant j'ai pu constater à quel point j'avais maigri/minci pendant cette traversée, et je me disais que ce serait cool de ne pas reprendre trop de poids cette fois-ci. Non-pas pour séduire les chiquitas, mais pour soulager ma cheville.

Sinon, comme nous avions un peu abattu je me suis installé sur la plage avant pour installer le spi et puis... Il fait nuit dans deux heures, est-ce que ça vaut vraiment le coup de se décarcasser ? La moyenne depuis ce midi a été de 2,8 Nœuds, 3,86 depuis ce matin... La seule façon d'y arriver demain avant la nuit serait de foncer tout du long à plus de 5,2 Nœuds... Autant dire que c'est foutu. On n'y arrivera pas.



16H00 : Peut-être que cette nuit nous aurons une petite brise sympa comme les deux nuits précédentes ?

Et le moteur me direz-vous. Oui, pourquoi ne met-il pas le moteur si c'est si important pour lui d'arriver avant la nuit ? Le moteur c'est niet. Pas tout de suite. Pas à 132 milles de l'arrivée. Dix ou vingt, je veux bien, mais pas si loin.



16H50 : Ça y est, on a un peu de vent ! On avance à 2,7 Nœuds à 130° du vent. Le cap ? On s'en fout un peu maintenant. Je dirais vers le soleil couchant, un poil sur tribord.



18H20 : 2,78 Nœuds de moyenne pour l'après midi. C'est vraiment pas top. Comme prévu le vent vire peu à peu au Nord-Est et je suis obligé d'empanner et de tangonner pour conserver un cap sûr. Roatan est à moins de dix milles sur bâbord quand même, il ne s'agirait pas de s'en approcher de trop près.

Je pense que je vais faire comme la nuit dernière et surveiller mon cap toutes les deux heures avec mon téléphone. C'est drôle, mais je n'arrive pas à me désoler complètement de ce contre-temps. Je veux dire, ok on arrivera pas demain, mais après demain... C'est rageant mais ce n'est pas la mer à boire non-plus... Allez, plus que 130 Milles à faire et on y est !



Le lundi 10 décembre 2018



05H30 : Cela fait une demi-heure que je tourne et vire allongé dans mon cockpit en essayant de grappiller quelques minutes de sommeil en plus. Malgré l'absence de lune la lumière des étoiles est suffisante pour me permettre de distinguer une grosse masse sombre sur l'avant et quelques rideaux de pluie. Je ne suis pas trop inquiet, même si La Boiteuse se trouve actuellement toutes voiles dehors. Pas trop mais quand même un peu...

La pluie arrive. De bonnes grosses gouttes qui tombent quasiment à la verticale. Je m'abrite comme je peux. La capote fuie et j'ai laissé mon ciré à l'intérieur... Une averse tropicale comme je les aime, sans vent. Un avant-goût de ma future vie au Guatemala.

Je me réfugie à l'intérieur, et commence à me préparer un café. L'équipage est déjà debout, agglutiné au pied des marches, mais cette pluie semble les empêcher de sortir... C'est bizarre. D'habitude quand il pleut le bateau bouge plus que ça ! Et puis le Capitaine il devient tout nerveux !

Ça y est, c'est fini. Mes fidèles amies sortent sur le pont humide pour se dégourdir les papattes. Pendant ce temps-la, j'écris. J'attends six heures pour voir où on en est.



06H10 : 37 milles à 3 Nœuds de moyenne. Ce n'est pas si mal compte tenu des circonstances. La route a été parfaite et nous amène droit sur la bouée d'accès au chenal de Livingston. Elle se trouve à 62 milles. Si l'on se base sur la vitesse actuelle on y est dans 24 heures. Ensuite il ne restera plus que 30 milles à faire pour arriver.



06H35 : Je vous l'ai dit, La Boiteuse a besoin de soins. Son dernier carénage remonte à trois ans. En Martinique j'ai changé ou réparé pas mal de choses essentielles, comme le gréement, les winchs, le moteur et l'enrouleur, mais j'ai laissé se détériorer pas mal de choses non-essentielles.

Au sommet de la liste, il me faut un nouveau portique. Il me faut aussi refaire toute la sellerie, intérieure et extérieure, ainsi qu'un nouveau matelas pour mon lit. Re-stratifier le pont avant tribord. Refaire liston tribord. Refaire toute la peinture de pont, plus antidérapant. Réparer/refaire le safran. Refaire tous les vernis intérieurs. Modifier le plan cuisine pour y intégrer le nouveau frigo et une nouvelle cuisinière avec un four. Réviser/réparer ou changer les voiles qui en ont besoin. Antifouling.

Bref, comme vous le voyez, j'ai du boulot en perspective.



06H50 : Ça y est il fait jour, on commence à y voir quelque chose. Je sais qu'avec l'âge j'ai tendance à devenir cynique et un peu désabusé (non, ne dites pas le contraires, c'est un fait dont j'ai pleinement conscience). Cynique, désabusé et de plus en plus ironique. Ce qui me permet d'apprécier ce paradoxe : Se taper deux semaines à fond la caisse dans une mer démontée pour se retrouver en encalminé à deux jours de l'arrivée. Si ça ce n'est pas de l'ironie !



07H35: J’aperçois les côtes du Honduras, plein sud à 25 Milles. Le ciel est très couvert avec quelques averses autours de nous. J'essaye de trouver mon chemin au milieu de ces vents tournants. Parfois celui-ci vire de 70° pendant quelques minutes puis reprend sa direction initiale... Au début j'essayais de suivre avec les voiles, mais maintenant je laisse faire ; Tant qu'on reste loin de la côté et qu'on avance plus ou moins dans la bonne direction, tout va bien.



Une pensée me vient, aussi soudaine qu'évidente.

Au début de mon voyage je n'espérais qu'une chose, trouver une compagne pour partager ma vie et ses aventures. Aujourd'hui je pense exactement le contraire. Pour rien au monde je ne souhaiterais partager ces moments de navigation avec quelqu'un d'autre et a fortiori la femme que j'aime. Déjà, si par chance je rencontrais une femme désireuse de naviguer avec moi sur La Boiteuse, et j'en ai rencontré quelques-unes, vous pouvez être sûr qu'elle débarquerait dès l'escale suivante. Et je ne pourrais absolument pas le lui reprocher... Mais moi, comment oserais-je un seul instant vouloir lui imposer une épreuve pareille ? Ce serait bien trop cruel ! Sans parler du danger... Parce que mettre ma vie en jeu, et celles de mes bêtes, c'est une chose. Mais mettre la vie de mon amour en jeu, ça c'est hors de question.

Putain, je crois que je viens enfin de comprendre ce qui cloche chez moi... Il m'est devenu impossible de me projeter dans l'avenir avec une femme parce que je sais qu'une partie non négligeable de ma vie sera hautement inconfortable et périlleuse. Et si j'aime cette femme, si je la respecte, je ne peux absolument pas lui demander de partager ça avec moi. De part mon éducation et ma culture personnelle, l'idée même que je me fais de l'amour, c'est impossible. Mais comme jusqu'à présent je n'en n'avais pas conscience, j'ai préféré tout foutre en l'air avant même de me retrouver confronté à ce paradoxe...

Putain de bordel de merde... Si j'ai raison, il va vraiment falloir que je change de vie.



09H05 : Étant donné l'état de la mer, le vent et la vitesse du bateau, j'en déduis qu'il y a du courant, et pas un petit. Par contre je ne sais pas où il porte...



10H50 : Ça va faire deux heures qu'on enchaîne grain sur grain. On trace à plus de cinq nœuds de moyenne. Ce Golf du Honduras est vraiment bizarre...



11H20 : J'ai dû prendre en urgence les deux ris d'un coup. Ça commençait à devenir dangereux.



11H30 : Et bien voilà que ça se calme... C'est quoi ce temps ?



12H00 : Pétole dans un mer formée, j'adore ! On a fait 20 Milles depuis ce matin, en zigzag. J'en ai chié, croyez-moi... Et c'est pas fini ! Je ne distingue dans le ciel aucune amélioration. Le baromètre est monté jusqu'à 1016 Hp alors qu'il était à 1014 ce matin. Bon an mal an on garde le cap.



13H00 : C'est clair qu'il se passe quelque chose. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est pas bon. Pas bon du tout...



16H05 : Je me suis réfugié à l'intérieur. Je n'en peux plus. La tempête se déchaîne dehors avec des vent à plus de 50 Nds, peut-être 60. Je n'ai jamais vu ça (si deux fois, pendant le passage de la tempête Matthew et de l'ouragan Maria. Mais j'étais à quai). On encaisse comme on peut. La route est toujours bonne, il reste moins de 30 Milles à faire jusqu'à la bouée. Je continue vers Livingston... Pas le choix de toute façon, c'est ça ou les récifs du Bélize, ou les côtes du Honduras... Je prévoie de mouiller derrière Tres Puntas... Quand, je ne sais pas. Mais j'espère que ce sera passé d'ici là.



16H50 : Vidéo




Ensuite, mon Journal de Bord n'indique plus que des chiffres. 18H00 : 18 Milles. 19H00 : 12 Milles. 20H00 : 7,5 Milles....

Le fait est que j'avais autre chose à faire que de m’épancher sur mon cahier à spirale. Tout de suite après la vidéo, j'ai eu juste le temps de faire rentrer les bêtes avant que la tempête ne reprenne de plus belle. C'était... C'est difficile à décrire maintenant qu'un peu de temps a passé. Les souvenirs s'estompent, les faits précis se diluent. Seul persiste le sentiment. C'était... Tendu, brutal, flippant aussi.

La mer était en furie, la pluie et le vent étaient déchaînés. Plusieurs fois je suis descendu m'enfermer dans le bateau pour me réchauffer. Je me souviens m'être retrouvé en début de soirée assis par terre au pied des escaliers, je m'étais fait une tasse de café et j'y trempais des spéculos. Je me disais que je devais absolument mangé et boire quelque chose de chaud pour tenir le coup. La moitié de ma tasse s'est renversée sur Zika qui s'était blottie contre moi...

Je me souviens aussi qu'à un moment j'ai entendu un grand bruit métallique et que le portique s'est mis à branler de nouveau dangereusement. J'ai dû jouer les acrobates pour consolider l'ensemble... Bien sûr, dès le début de la soirée j'avais revêtu mon gilet et mon harnais et je m'étais attaché dans le cockpit. Le vent et les vagues venaient du Nord Ouest à présent et comme nous faisions grosso-modo cap au 250°, nous prenions tout par le travers. Puis ce fut du bon plein, et enfin du près. Par deux fois La Boiteuse s'est retrouvée au tapis, couchée par une déferlante.

D'heure en heure mon angoisse grimpait au fur et à mesure que les distances se raccourcissaient. Je n'avais qu'une peur, c'est que La Boiteuse me lâche. Que quelque chose casse. Puis à 21H24 nous avons passé la bouée d'entrée dans la Bahia de Amatique. A partir de là nous entrions en territoire guatémaltèque, et les récifs du Bélize situés au Nord allaient peu à peu nous protéger. Le plus dur était passé, mais le vent persistait à vouloir dépasser les trente nœuds rien que pour nous emmerder. Dans le noir le plus complet, sous la pluie, j'ai visé un point sur la carte : Cabo de Tres Puntas. Saint Opencpn, priez pour nous...



Nous avons atteint le cap à une heure du matin le mardi 11 décembre. Grâce au lecteur de carte j'ai pu aisément le contourner et je me suis retrouver sous son vent. Et là...Plus de vent, une mer plate comme la main... Une délivrance ! J'ai démarré Mercedes avec un nœud à l'estomac. Ma vieille bourrique a tousser, puis c'est mise à ronronner. Ouf ! Ah merde, le pilote ! Je retourne le chercher, il est au sol dans le carré. Je vais pour le brancher et... Merde ! Putain Zika, tu ne m'a pas fait ça ! La prise est rongée ! Vite, le pilote de secours ! Re-ouf ! Il fonctionne...

Dans le noir le plus complet je rejoins un point que j'ai fixé sur la carte, 3m de fond, ça devrait aller. Et à 02H45 je largue mon ancre et quarante mètres de chaîne. La Boiteuse s'immobilise pour la première fois en 15 jours.

Grrrrrr...!!!!
Je n'en reviens pas d'avoir réussi. Il y avait tellement d'impondérables, tellement de trucs qui pouvaient foirer ! Et pourtant je suis là, sain et sauf. Du coup je me suis versé une lampée de mon rhum hors d'âge dans mon quart en alu, et je me suis offert le coup du réconfort. Zika et Touline parcourent le pont en tout sens. On ne voit rien, mais on peut entendre les grillons et le bruit des vague. Tout est tellement paisible que ça en est irréel.

Il fait froid. Un froid de gueux. Je descend dans le carré pour me blottir dans mon duvet humide. Zika et Touline elles, préfèrent rester sur le pont. Toutes les deux ont la tête tournée vers le rivage, Elles contemplent les ténèbres en écoutant le bruit de la terre... Je m'endors enfin.



Le mardi 11 décembre 2018



06H30 : Mes yeux se sont ouverts d'un coup. Je regarde l'heure sur mon téléphone, il est 06H00 pile. Pendant un bref instant je me suis dit : merde... Il faut que je fasse le point... Avant de me rappeler où j'étais. Ma seconde pensée a été de me dire : mais t'es con mon pauvre garçon, il est une heure de moins ici, tu aurais pu dormir une heure de plus !

C'est vrai que la nuit a été courte. J'ai dormi deux heures et demi... Oh et puis merde ! Lève-toi mon Gwen, et allons voir à quoi ressemble ce nouveau pays !



Il fait froid, très froid. Je me dis que c'est sans doute parce que je suis faible... Ces dernières vingt-quatre heures ont été relativement éprouvantes somme toute. Je m’emmitoufle dans des vêtements chauds et je vais siroter mon café dans le cockpit. Je suis assis exactement à la même place que d'habitude, sauf qu'au lieu d'avoir les jambes calées pour me prémunir du roulis, je m'assied en tailleur. La Boiteuse est immobile dans le noir absolu. Donc je vais attendre qu'il fasse jour !



05H45 : Je viens de reculer les pendules d'une heure pour me mettre raccord avec le fuseau horaire du Guatemala. Il nous reste douze Milles à faire pour rallier Livingston. Je pense repartir vers huit ou neuf heures comme ça cela va me laisser un peu de temps pour remettre le bateau en ordre afin qu'il soit présentable pour la visite des autorités.





06H00 : L'aube pointe. Une aube grise. Devant la proue de La Boiteuse se dévoile peu à peu des arbres, une plage, un hameau sur la droite (putain c'était ça la lumière d'hier au soir ! J'ai cru que c'était un pêcheur nocturne !). C'est bizarre, j'entends le mugissement du vent mais il n'y pas une ride sur l'eau... Euh... Attendez une minute, ce n'est pas le vent ça ! Ce sont des singes hurleurs !!!

Je vois quelques barques de pêcheurs en train de remonter leurs filets. Quand je pense que cette nuit je suis passé au milieu de tous ces petits flotteurs sans en prendre un seul dans mon hélice... Si c'est pas du bol ça !



06H20 : Je vous avoue que je suis complètement paumé ce matin. Je repense à ces dernières heures et une partie de moi n'en revient toujours pas d'être vivant. Et une autre partie de moi me dit : Bien joué mon petit père. Tu avais un plan, que tu as suivi à la lettre. Chaque étape comportait sa dose de risque, mais tu as su gérer d'une main de maître... Bref, j'oscille entre soulagement et fierté.



06H40 : Ça y est le pont est en ordre. Je n'ai pas oublié de hisser le pavillon jaune. Il ne me reste plus qu'à m'occuper de l'intérieur maintenant... Vous savez, c'est paisible ici. J'entends des oiseaux que je n'ai jamais entendu auparavant. Des pélicans viennent me dire bonjour... J'aurais presque envie de m'y attarder une journée de plus.

Mais non, je veux en finir une fois pour toute avec cette épreuve. Et puis je suis impatient de donner de mes nouvelles, car si l'un d'entre vous à suivi la météo il doit s’inquiéter. D'ailleurs je ne sais toujours pas ce qu'il s'est passé exactement, et j'aimerais bien comprendre pourquoi on s'en est pris autant dans la gueule. Donc, on termine de préparer le bateau, et on y va !



07H00 : Les bêtes ont l'air contentes. Touline ne quitte pas des yeux les barques de pêche, et Zika reste roulée en boule sur le pont. Elle doit avoir froid la pauvrette ! Cela dit j'aimerais bien qu'elle mange, parce que hier au soir elle n'a rien avalé et ce matin non-plus.



07H30 : Je me pose une question : Est-ce que je dois compter cette pause à Tres Puntas comme faisant partie de ma traversée, ou pas ?





08H00 : Allez, on lève l'ancre et c'est parti !



08H25 : On avance peinard, 4 Nds au moteur. Je n'ai pas pris la peine de sortir de la toile. Nous sommes à la croisée de trois pays. A droite, le Belize. Devant moi le Guatemala, et derrière le Honduras.



08H40 : J'ai l'estomac qui crie famine ! Normal, je n'ai pratiquement rien avalé de solide depuis... Dimanche midi ! Et après on s'étonne que je perde du poids en mer !



09H14 : Nous venons de contourner le haut fond qui se trouve au milieu de la Bahia Amatica. Livingston droit devant à 4 Milles ! Un pélican nous précède.



09H20 : Yeah ! Un rayon de solei tout chaud vient de percer les nuages !



09H45 : Je vois des collines et des montagnes au loin... C'est assez accueillant comme vision.



09H56 : Bouée d'eau libre en visuel. C'est après que ça va se compliquer un peu car il va nous falloir passer la barre, une espèce de seuil de faible profondeur comme ceux que l'on retrouve la plupart du temps à la sortie des grands fleuves. Normalement, d'après mes informations avec 1,70m de tirant d'eau on devrait pouvoir passer même à marée basse. Normalement...



10H25 : Et merde ! ON EST PLANTÉ  !



Nondidiou de nondidiou... Ça n'en finira donc jamais ? Je suis bel et bien planté. Le sondeur indique 1,40m. Il n'y a pas trop de vague, mais elles suffisent quand même à faire taper la quille et le safran. La seul façon de limiter les dégâts, c'est d'avancer moteur à 1100 Tr/Mn... J'essaye à droite, j'essaye à gauche. Par moment j'ai l'impression d'arriver à avancer de quelques centimètres... Mais non.




11H30 : Ah mais serait-ce mon sauveur qui se pointe ? Ouiiiiii !!!

Un petit bateau de pêche avec à son bord un couple et un enfant m'approche et me propose son aide. Moyennant rétribution bien entendu. Le type s'appelle Hector et il semblerait qu'il se soit fait une spécialité d'aider les voiliers imprudents à passer la barre. J'accepte avec joie et constate assez vite que la manœuvre n'a aucun secret pour lui. Il me jette une longue amarre et tente de me remorquer en force, mais cela ne marche pas. Plan B, j'attache son amarre à la drisse de spi et il fait pencher La Boiteuse, moteur embrayé à petite vitesse... Yes ! On avance ! On parcoure quelques centaines de mètres avant que le sondeur ne commence à afficher des chiffres plus attrayants. 2m, 2,5m... Je largue tout et je suis le bateau d’Hector qui m'a proposé de m'accompagner jusqu'à ma place de mouillage.



On y est. Je met au point mort, mais je sens que la manette est dure. Pani pwoblem, ça m'arrive parfois. Je vais à l'avant, je largue mon ancre et laisse filer la chaîne... Et je constate que malgré un fort courant on continue d'avancer ! Bizarre non ? Est-ce à cause de la fatigue, de mes nerfs soumis à rude épreuve ces dernier temps, ou bien d'une infirmité congénitale, mais j'ai un peu de mal à comprendre ce qu'il se passe. Je retourne au cockpit, fait demi tour parce qu'on a dépasser la zone de mouillage, tout en traînant mon ancre le long de ma coque... Et je ne comprends toujours rien à ce qu'il se passe ! Hector est là sur son bateau à me regarder, et lui aussi se demande ce que peut bien foutre ce bougre de gringo !

Soudain j'ai l'idée d'ouvrir la trappe située au pied de la descente pour regarder mon arbre d'hélice. On est au point mort (t'es sûr ? Vérifie quand même. Oui, on est bien au point mort, goupille tirée), et l'arbre tourne toujours. Euh... J'ai le cerveau gelé. C'est pas normal ce truc. Pas normal du tout. Alors ont fait quoi ? Euh... je sais pas... J'arrive pas à réfléchir !



Ben éteint le moteur abruti !



Oups ! Oui, pardon, c'est ça qu'il faut faire ! J'actionne l’étouffoir, le moteur s'arrête. On continue pendant un moment sur notre lancée, puis le courant nous chope et La Boiteuse commence à reculer. Je vais à l'avant pour surveiller la chaîne et je m'aperçois que j'ai mal resserré la manivelle et que toute la chaîne s'est barrée jusqu'au câblot ! Heureusement, la manille qui relie la chaîne au câblot s'est mise en travers de l'écubier et est resté bloquée...



Ouf ! La Boiteuse est ancrée en face de Livingston... Enfin ! Avec cinquante mètres de chaîne dans 2,5 mètres d'eau ! C'est ce j'appellerais une arrivée merdique !

Mais bon, merdique ou pas, s'en est enfin fini avec cette trans-caraïbe. Je descend à l'intérieur et je note sur le Journal de Bord officiel :



12H15 : Arrivée à Livingston, arrêt moteur.

Position : 15°49.256N 88°44.941W

Loch : 1713,6 Milles. Vitesse Moyenne : 4,8 Nœuds. Temps de la traversée : 363,27 heures.

Soit 15 jours, 3 heures et 16 minutes.



Bienvenu au Guatemala !








samedi 22 décembre 2018

La Dernière Nave – Partie 2

15° 39,685' N 89° 00,194' W
Marina Manglar del Rio, Fronteras, Guatemala

Le samedi 1er décembre 2018

06H35 : Pfffff.... Ça devient de plus en plus compliqué avec les bêtes le matin. Dès que j'ouvre les portes, c'est la débandade ! Touline fonce sur le pont, Zika sur ses talons, et pendant ce temps-là je dois relever la position et le loch, et préparer mon café. Touline fait à chaque fois des allers et retours pour venir dévorer son poisson au pied de la descente, Zika la suivant comme son ombre bien sûr... Bref, je suis un peu dépassé. Tout cela n'est plus si grave maintenant que j'ai installé des filets sur toutes les filières me direz-vous, mais quand on fait des surfs à 7,5 Nds, et que ça déferle de partout, je vous jure qu'il y a de quoi s'inquiéter.
Quand je repense à la fois où Touline est tombée à l'eau pendant la Transat... Je me dis que je n'aurais plus jamais une telle chance. Ni moi, ni mes deux satanées équipières.
Bref passons, ça me fout le bourdon de penser à ça. J'ai pu enfin faire mes calculs et on a carburé cette nuit. 5,4 Nœuds de moyenne. J'ai abattu de 20° pour corriger le cap et essayer de nous mettre un peu moins travers à la vague qui, je vous l'ai dit plus haut, déferle. Donc on doit être dans du F5, si ce n'est pas du F6.

06H50 : Ça-y-est, le soleil montre sa bouille. C'est une nouvelle journée qui commence, la sixième.


07H10 : Je dois reconnaître que les trois premiers jours ont été difficiles, tant physiquement que moralement. J'ai eu du mal à prendre le rythme et mon corps m'a bien signifié sa vive désapprobation après un temps si long sans avoir navigué. Mais maintenant ça va ! Je retrouve cette sensation typique de la haute mer qui ressemble à un engourdissement général. Je suis entré en mode préservation. En faire le minimum au quotidien, pour être capable d'en faire le maximum en cas de danger .

08H00 : La mer se creuse et le vent semble virer plus au sud-est. On se retrouve de nouveau travers à la vague... Il faudrait que je me mette au vent arrière, voiles en ciseau mais je crains que cela ne soit encore plus inconfortable. Pourtant il faudrait bien, car si on continue sur cette route, on est demain soir à Haïti. Et franchement, si il y a un endroit où je ne souhaite absolument pas m'arrêter, c'est bien là-bas.

09H00 : Et allez ! On fait des surfs à 8 Nœuds ! Sauf que l'on va toujours au 290° alors qu'un 270° serait de meilleur aloi.

09H30 : Je commence à voir les côtes de Zika. Touline aussi a perdu sa bouille ronde, et j'imagine que moi aussi ces cinq jours de mer commencent à se voir. Quand on sera arrivé, il faudra s'habituer à un nouveau régime alimentaire, comme à chaque fois qu'on change de pays... Vous savez quoi ? Je rêve de me trouver dans un endroit où la nourriture de rue serait tellement bonne, bon marché et variée, que je n'aurais plus jamais à cuisiner !


10H25 : J'ai empanné et on se retrouve à 170° du vent, bâbord amure. Du coup, on va moins vite, mais au moins le cap est bon et on se fait moins secouer. La toile anti-UV continue de se détacher inexorablement.

12H05 : Wahou... Record de vitesse pour une matinée : 5,8 Nds, et record de distance parcourue en 24 heures : 130,4 Milles! Je ne dis pas qu'à ce compte là on va arriver plus tôt que prévu, mais disons que ça va nous accorder un peu de marge de manœuvre pour la suite.
Allez, je crève la dalle. Je vais finir la tortilla avec plein de gruyère râpé dessus. (ça aussi ça va me manquer)

12H30 : N'empêche, même si je suis content qu'on avance aussi bien, je préférerais, et de loin, que cela se fasse dans les conditions moins scabreuses. On commence à avoir des creux de trois mètres et plus, avec des vagues très rapprochées. Le régulateur fait son boulot en nous empêchant d'être couché par les déferlantes, mais c'est tout juste.

16H00 : J'ai l'impression que le vent est en train de se calmer, mais la mer elle est toujours aussi forte.

17H05 : J'essaye de distraire Zika avec son jouet. On sent qu'elle a envie, mais on voit bien qu'elle a du mal à être à fond dans le truc. Trop occupée qu'elle est à essayer de maintenir son équilibre.

18H05 : Et allez... ! Encore un record qui tombe. 5,85 Nds sur les six dernières heures ! Je suis content, ravi même, mais comme je l'ai dit tout à l'heure j'accepterais volontiers qu'on baisse un peu tout ça histoire d'arrêter de se faire secouer comme des pruniers.
Bon en même temps, plus vite on va, plus vite on a fini non ? Cela dit, on n'est pas à un ou deux jours près non-plus... Je râle, je râle, mais en fait c'est en train de se calmer tout doucement. Il n'y a que cette vieille houle, qui surgie toutes les minutes environ par série de trois ou quatre grosses vagues, qui fait chier. Le reste est supportable.

18H40 : Il ne fait pas encore tout à fait noir, et les bêtes flemmardent avec moi dans le cockpit.
J'étais en train de me parler à moi même en espagnol figurez-vous. Comme je le fais souvent en mer, je me raconte une histoire, un événement de ma vie passée par exemple, puis je me raconte la même histoire en anglais et en espagnol. J'aime bien faire ça. D'abord parce que ça m'occupe le temps que ça dure, mais aussi pour m’entraîner à parler le plus correctement possible ces deux langues.
Et je me suis alors souvenu de quelques personnes que j'ai pu croiser au Marin, des jeunes la plupart du temps, qui parlaient bien mieux que moi. Quand je dis bien mieux, c'était mucho mucho mieux ! Je me rappelle m'être senti en leur présence... humilié quelque part. J'en venais à ne plus vouloir ouvrir la bouche.
Je sais c'est ridicule, et cela révèle une facette peu glorieuse de ma personnalité. Mais c'est ainsi.
Depuis mon départ en 2011, j'ai réalisé que j'étais plutôt doué avec les langues, et qu'en plus j'aimais ça. Beaucoup plus doué que ce que mes études scientifiques ne m'avaient laisser supposer en tous cas. Je m'applique du mieux que je peux, et avec le temps j'ai progresser aussi bien en anglais qu'en espagnol. Je crois même qu'on peut dire qu'actuellement je parle presque couramment ces deux langues... Et cette qualité m'a très souvent permis de me retrouver en position de traducteur naturel pour les gens qui m'entourent. C'est flatteur quelque part. Je dirais même que je me sens utile, voire même indispensable, et mon ego s'en trouve renforcé. Ce qui est bien pour moi qui suis toujours en train de douter de mes capacités.
Je pense que c'est pour cela que je me sens en insécurité lorsque je croise quelqu'un qui parle mieux que moi l'anglais ou l'espagnol. Je me sens incompétent, idiot, inutile...
Il va falloir que je travaille là-dessus vous ne croyez pas ?

Allez, bonne nuit et à demain !

Le dimanche 02 décembre 2018

06H00 : Encore une nuit à fond la caisse. 67 Milles de parcourus, à 5,6 Nds de moyenne, pile au 270°. Depuis deux jours nous nous maintenons au niveau du 16ème parallèle, et nous nous trouvons actuellement au large d’Haïti.
Ce matin, j'ai un peu mieux géré la sortie des bêtes, en ordonnant à Zika de rester couchée dans le cockpit pendant que Touline faisait son tour d'inspection sur le pont. Elle est revenue avec un sèche, que j'ai illico balancée par dessus bord avant qu'elle ne me foute de l'encre partout.
Pendant ce temps-là, je culpabilisais comme un malade de la laisser faire... En ces circonstances et à cette heure. Je me disais que si elle tombait, et bien cette fois je n'essayerais même pas de faire demi-tour... Pas à cette vitesse, pas avec ce vent, pas avec cette mer. Ce serait me mettre en danger moi et mon bateau... C'est horrible de devoir se dire ces choses... Mais c'est, je crois, le lot de tous les Capitaines. Cela m'a rappelé quelques conversations que j'ai pu avoir dans ma jeunesse, avec des camarades élèves-officiers à la suite d'un cours sur le Devoir et la déontologie. Les décisions, les choix qu'un officier en responsabilité peut être amené à faire... Bref, ce n'est pas facile d'être le patron à bord, croyez-moi.

Et si cela avait été une personne me demanderiez-vous... Là, les choses auraient été différentes car s'il y a un devoir de préservation, il y a aussi un devoir d'assistance. Pour autant que le dernier ne s'oppose pas au premier... Je ferais demi tour je pense. Parce que les chances de retrouver un humain sont dix fois, vingt fois supérieures à celles de retrouver un chat. Parce que Touline, en dix secondes n'est plus qu'une tête d'épingle dans l'immensité noire et froide. Parce que Touline n'est qu'un chat après tout... Je sais, c'est horrible mais c'est comme ça.
Houla ! Que de sombres pensées m'assaillent en ce dimanche matin ! Allez, passons à autre chose !

08H00 : Putain, il y a de sacrés creux quand même... Je ne sais pas, je dirais quatre ou cinq mètres. J'aperçois les fameux diamants bleus au sommet des vagues juste avant qu'elles ne se mettent à déferler. J'espère qu'on ne va pas en avoir pour encore longtemps, parce que au delà de mon inconfort personnel et celui de mon équipage, c'est le matériel qui va commencer à m’inquiéter. Mais bon, pour l'instant La Boiteuse résiste et surfe sur les vagues de la mer des Caraïbes, à plus de huit Nœuds !

08H40 : Vous voulez que je vous dise ? Souvent, lorsque je parlais de rallier le Guatemala, je disais de cette navigation qu'elle serait ma dernière. Du moins j'espère très fort qu'elle sera la dernière. Ce qui est sûr, pratiquement sûr, c'est que la Boiteuse ne retournera jamais en Europe. Pas tant que j'en serais le propriétaire en tous cas. Ce voyage au Guatemala est un aller sans retour, ou du moins je souhaite ardemment qu'il le soit.

Je veux que ce pays me plaise.
Je veux y trouver ma place.
Je veux y passer le restant de mes jours.

Je sais, cela fait beaucoup de « je veux ». Ma mère me disait tout le temps qu'il fallait plutôt dire « je voudrais »... Et elle n'avait pas tort. Mais dans ce cas précis je ne le ferais pas. Car, là où elle n'aurait vu que de l'arrogance, moi j'y vois de la détermination. Pour une fois dans ma vie, je veux.

10H00 : C'est moi ou j'ai l'impression que ça déferle moins ? Mouais... J'ai plutôt l'impression de prendre mes désirs pour la réalité !

10H45 : Je viens de faire un petit calcul. Si on se maintient à ce train-là, on sera à mi-chemin avec une demi-journée d'avance. C'est à dire demain midi. Ensuite, trois jours plus tard on aura passé la Jamaïque et on pourra amorcer notre descente vers le Guatemala. Cinq à six jours pour y arriver. Il reste donc, à la louche, neuf ou dix jours de mer. Donc une arrivée le 11 ou le 12 décembre. Bref, on est dans les temps.

11H15 : Franchement, maintenant que j'y pense, tout ce merdier pour avoir une demi-journée d'avance ! Je préférerais encore avoir une demi-journée de retard ! Le souci avec ces grosses vagues c'est que je n'arrête pas de faire des fausses pannes. La bôme et la GV sont soumises à rude épreuve. Je commence à en avoir plein le cul de cette mer de merde et de ce bateau de merde !

12H05 : 138 Milles en une journée, encore un record. 5,96 Nds sur les dernières six heures. J'ai dans l'idée de prendre le ris n°2, et je me dis surtout que j'aurais dû le faire depuis un moment déjà.

12H35 : Des fois je vous jure, je me mettrais des baffes. A peine avais-je fini d'écrire ma dernière entrée qu'il m'est revenu en mémoire un épisode d'une de mes navigations précédentes. C'était entre la Paloma en Uruguay et Rio Grande do Sul au Brésil. Mêmes circonstances, grosse mer, vent arrière, un seul ris de pris dans la Grand-Voile et une moitié de foc tangonné à l'avant. On allait trop vite comme maintenant, et sitôt après avoir pris le deuxième ris, tout est devenu plus cool. Vitesse à peine amoindrie, mais bateau beaucoup plus souple. A l'époque je m'étais maudit de ne pas l'avoir fait plus tôt.
Don, c'est ce que j'ai fait. J'ai d'abord enfermé Zika pour ne pas qu'elle me suive sur le pont. Et puis j'ai mis mon gilet de sauvetage et mon harnais. Heureusement, une semaine avant de partir, j'avais eu la bonne idée de ré-installer une ligne de vie... Parce que dehors j'vous jure, c'est la guerre ! Sous un soleil radieux, mais la guerre quand même. Ça m'a pris 25 minutes pour le prendre ce foutu ris ! Et encore il n'est pas parfait... Mais le fait est que maintenant au lieu de faire des surfs à dix Nœuds, on n'en fait plus qu'à sept ! Et que, bordel à queue, je sens le bateau moins stressé. Du coup, moi aussi forcément.
Ah ouais, je présente mes excuses les plus plates à La Boiteuse pour avoir dit d'elle que c'était un bateau de merde. C'est moi qui suis un marin de merde.

14H10 : Je commence à m'endormir... Mais comme je ne peux pas dormir pendant la journée because La Boiteuse roule trop pour que je puisse tenir sur un des bancs, et que Zika occupe la moitié du plancher, je décide de me faire un café avec quelques cookies au chocolat. Voilà ! En plus comme je n'ai pas mangé à midi, il faut bien recharger les batteries non ?
Tien au fait, puisqu'on parle de batteries, j'ai constater que mon nouveau parc et ses 300 Watts de panneaux solaires fonctionnait à merveille. Avec tous les instruments, et les feux de navigations, je consomme un petit peu moins qu'au mouillage. Moins de 30 Ampères à recharger le matin. C'est plus que correcte.

14H35 : C'est marrant, mais je remarque que pour une fois la plupart de mes pensées vagabondes sont exclusivement orientées vers ce qui m'attend de l'autre côté de cette mer des Caraïbes si chaotique. Je pense très peu à ce que je laisse derrière moi au Marin. Pourtant j'y serais resté presque trois ans et il y aurait beaucoup de choses à dire... En fait, ce que je vais le plus regretter je crois, ce sont les gens. J'ai adoré rencontrer toutes ces personnes venues de pays divers pour des raisons diverses... Le Marin, c'est un peu la croisée des chemins, un passage presque obligé pour les voyageurs en voilier. J'y ai revu des gens rencontrés au Maroc et aux Canaries (2011-2012). J'ai serré la main à des fans du blog de La Boiteuse qui faisaient exprès l'escale dans l'espoir de me rencontrer ! J'y ai vu des utopistes qui finiront un jour droit dans le mur, et des rêveurs qui, j'en suis sûr, s'en sortiront quoiqu'il arrive. Des gens adorables et de vrais connards. Des millionnaires et des punks à chien (avec ou sans chien). De paisibles retraités plein de sagesse et d'humour, et de jeunes étudiants cons comme leur pied. Des dealers, des gendarmes et des douaniers. Des escrocs et des gens honnêtes. Quelques épaves et des couples avec enfants plein d'espoirs pour eux. Des gens passionnants et des raseurs de première. Des camés, des alcoolos, des gens malheureux et en colère. Des zadistes en manque de ZAD et des chercheurs de fortunes. Des gens plutôt de gauche et quelque-uns de droite. Des puits de science et des crétins indécrottables. Des touristes et des voyageurs. Des qui étaient partis pour quelques mois et d'autres pour la vie. Des gens qui cherchaient l'amour, et d'autres qui cherchaient le moyen de voyager gratis en profitant des autres. D'anciens criminels et d'autres qui n'allaient pas tarder à le devenir. Des couples heureux et d'autres en train de déchirer. Des Anglais, des Allemands, des Autrichiens, des Étasuniens, de Espagnols, des Italiens, des Brésiliens, des Portugais, des Finlandais, des Suédois, des Russes, des Polonais, des Tchèques (beaucoup), des Canadiens, des Sud-africains et quelques créoles martiniquais. De grands sportifs de la course au large, et des gens qui venaient au Marin pour acheter leur premier bateau sans avoir jamais navigué...
Bref, pendant tous ces mois je me suis nourri de toutes ces personnes. Elles ont été mon carburant. Elles m'ont confirmé ce que je soupçonnais déjà, que sous mes dehors d'ours solitaire j'étais un être éminemment social. J'aime les gens.

16H35 : Toujours bonne allure, mais la mer est un peu moins forte. La Boiteuse file ses cinq nœuds sans trop souffrir. De temps en temps, à intervalles réguliers mais de plus en plus espacés me semble t-il, il y a toujours ces immenses vagues deux fois plus hautes que les autres qui s'écroulent sur elles-même dans un grondement d'écume. Pour l’instant aucune d'elles ne nous a déferlé sur la gueule, et c'est tant mieux.

18H00 : 5,88 Nds de moyenne sur les six heures passées. Zika est en train de manger et c'est la première fois que je la vois protéger sa gamelle avec autant de détermination. D'habitude Touline a tendance à s'imposer pour voir ce qu'il y a dedans et Zika laisse faire, penaude. Là c'était un wouaf impérieux, du genre : Barre toi c'est à moi ! J'en chie déjà suffisamment comme ça, tu ne vas pas en plus venir bouffer dans ma gamelle !
Ce qui est un tantinet hypocrite car Zika ne se gêne généralement pas pour piocher dans la gamelle du chat dès que celui-ci a le dos tourné...

18H55 : Ah ben merde alors... c'est la soirée des nouveautés ! Pour la première fois, des que j'ai sorti les panneaux, Zika est rentrée d'elle-même à l'intérieur !

21H35 : Depuis plusieurs soirs, lorsque je me couchais et que mes pieds touchaient le fond du cockpit, je sentais une vibration bizarre. Une sorte de clang lorsque la barre passait au neutre. Et ce soir plus encore avec tous les paquets de mer que se prend le safran. Et j'ai enfin trouvé ce que c'était ; du jeu dans la bague supérieure de la mèche de safran. Un problème que j'ai déjà rencontré il y a quelques années. Je me suis recouché en me disant que je verrais ça demain à la première heure, mais hélas impossible de trouver le sommeil ! Je n'arrêtais pas d'y penser !
Résultat, me voilà à neuf heures du soir, lampe sur le front en train de resserrer ces fichus boulons qui avaient pris du jeu. Tout ça avec des creux de cinq mètres... Mais voilà, j'ai fini ! J'espère que je vais pouvoir dormir maintenant !

Le lundi 03 décembre 2018

06H25 : Non je n'ai pas raté le point de six heures ! C'est juste qu'il fait encore nuit, et que je préfère écrire avec la lumière du jour plutôt qu'avec une lampe sur la tête !
La nuit nous a encore vu battre des records. 6,125 Nœuds sur les dernières douze heures pile sur le bon cap ! Vers midi normalement nous devrions avoir parcourus 822 milles, soit la moitié de la distance totale théorique. Avec une douzaine d'heures d'avance comme je l'ai précisé hier. Voilà de bonnes nouvelles pour attaquer cette seconde semaine de nave n'est-il pas ?

06H50 : Il me faut bien l'admettre, peut-être l'ai-je déjà fait d'ailleurs, mais aujourd'hui les choses m'apparaissent encore plus clairement qu’auparavant ; La Boiteuse n'est vraiment pas un bateau de voyage. Ses dimensions, son profile, sa carène, tout concourt à le disqualifier pour la course au large. Cela n'a rien à voir avec ma propre appréciation de la navigation, c'est que mon bateau n'est pas fait pour ça, tout simplement. Pendant des années j'ai essayé de me convaincre du contraire, lui trouvant plein d'excuses et de circonstances atténuantes, mais le fait est que le Konsul n'est pas taillé pour la haute mer.
Heureusement pour moi il est solide, très solide. Et c'est bien pour ça qu'il a pu m'emmener partout où je suis allé, et que je sais qu'il m’emmènera à bon port. D'ailleurs, si je suis si las de naviguer, c'est sans doute à cause de ça. Peut-être qu'avec un autre genre de bateau, plus lourd, plus large, les choses auraient été différentes. Mon ressenti aurait été différent. Mais hélas, je n'ai plus ni le goût ni les moyens financiers de vérifier cette supposition.

08H15 : Bon ben ça y est, l'épisode mer forte, creux de cinq mètres et vent ébouriffants semble être terminé (pour le moment). Un vœux pieux ? Mais le fait est qu'à part ces grosses vagues intermittentes, on n'est plus dans ce vacarme perpétuel de la mer en furie. J’apprécie ce moment pour ce qu'il est... Temporaire ou définitif, je n'en sais rien. Qu'importe, ça fait du bien. Une fois n'est pas coutume je me contente de lâcher prise.

10H00 : La pause est terminée... J'ai bien fait d'en profiter pendant que c'était encore possible.
J'ai commencé à faire une liste des choses à faire pour La Boiteuse. Car, même si je n'ai plus envie de naviguer ce n'est pas une raison pour ne plus l'entretenir. Je n'ai pas envie qu'elle se transforme en épave flottante et je lui dois, je me dois, de la tenir prête à naviguer le cas échéant.
J'ai prévu de sortir le bateau au Guatemala et je vais en profiter pour faire pas mal de trucs en plus de l'antifouling. Quand ? Je ne sais pas encore. Cela dépendra du temps qui me sera accordé par l'immigration, mais aussi de la saison des pluies car j'ai pas mal de travaux de peinture à faire. Normalement la saison des pluies correspond plus ou moins à la période cyclonique au Antilles, mais j'aimerais assez que cela se fasse au début de l'automne de l'année prochaine. Oui, Octobre cela serait bien...
Mon rêve serait filer les clefs du bateau à un prestataire qui prenne tout en charge et de louer une cabane au bord de l'eau. Et tous les jours je passerais au chantier pour surveiller l'avancement des travaux... Ce serait le pied ! Jouer au Gringo pété de thunes ! Mais non, je rigole ! Cela dit il ne faut pas négliger le côté attractif de la main-d’œuvre bon marché. Si la plupart des propriétaires de bateaux que je connais mettent la main à la pâte, c'est d'abord parce que cela reviendrait beaucoup trop cher de le faire faire par quelqu'un d'autre ! S'ils avaient le choix je ne doute pas qu'ils préféreraient aller à la pêche. Et lorsque le coût d'une journée de travail pour un travailleurs non-qualifié tourne autour d'un peu moins de vingt euros, déléguer devient extrêmement tentant.

12H05 ---> 11H05 : Je recule les pendules du bord d'une heure. On a fait la moitié du chemin ! Et en plus la dernière moyenne journalière a été la plus élevée depuis notre départ ! 142,1 Milles !
J'ai une de ces dalles moi... J'ai prévu de me faire des sandwichs pain-beurre-sardines à l'huile pour midi. Et un petit flan au chocolat pour finir. Je pensais également m'offrir une petite gorgée de ma cuvée personnelle (La Flibuste, 1991) pour fêter ça, mais finalement non. On attendra d'être arrivé pour déguster un peu de ce nectar.

11H25 : Le prochain objectif ce sera le passage au sud de Pedro's Banks. Un écueil au large de la Jamaïque. On y sera dans 250 milles.

15H35 : Le vent est redevenu fréquentable ; un petit F4 je dirais... Mais cette grosse houle (de merde) est toujours là et fait toujours valdinguer La Boiteuse. Comme je l'ai dit plus haut, elle arrive par intervalles réguliers, réglée comme du papier à musique, si bien que la vie à bord de La Boiteuse s'organise autour d'elle. On attend qu'elle passe, et ensuite on fait ce qu'on a à faire.

16H00 : Je m'inquiète un peu pour Zika... Je la trouve amorphe et son poil devient terne. En même temps j'ai vu suffisamment de chiens débarquer d'une Transat pour savoir qu'il n'y a là rien que de très normal. Donc, si ce n'est pas de l'inquiétude, qu'est-ce que c'est ? De la culpabilité ? Courage ma Zika, je te jure qu'on a fait la moitié la plus dure et que dans une semaine tu retrouveras la terre ferme !

16H55 : Depuis un moment je pense à ce que je vais me faire à manger ce soir puisque le bateau est devenu un peu plus vivable. Des tagliatelles aux champignons avec de la crème...

18H05 : Nom de Dieu de bordel de merde, je me suis régalé ! Bon sinon on a continué à tracer à plus de cinq nœuds, mais le vent semble vouloir se décaler un peu. Ce qui veut dire que je vais devoir surveiller le cap avec un peu plus d'attention cette nuit. Allez, à demain !

Le mardi 04 décembre 2018

06H10 : Bonjour. Nuit de merde comme je les aime. Peu dormi, gros grains vers minuit, puis pétole, puis re-vent à décorner les bœufs et grosses vagues... Et pour couronner le tout on a fait route à 4,5 Nds au 255° au lieu de faire un 275°. Bref, nuit de merde.
Je m'apprête à lofer de 30° pour rattraper le coup, mais ça va nous mettre travers à la vague. Je sens que cette journée va être une partie de plaisir !

06H40 : Voilà, nous sommes à 140° du vent, tribord amure. Cap au 285° normalement... C'est plus confortable qu'au vent arrière je le reconnais, sauf lorsque ces montagnes d'eau se mettent à déferler. Je prévois quelques immersions de cockpit.
Pour info, nous sommes à 125Milles au sud de la Jamaïque.

07H10 : 130° du vent. Il faut que j'arrive à remonter plus encore. Comme je l'ai dit je dois accorder plus d'attention à la route. Pour faire simple, les jours précédents, du moment que je faisais grosso-modo de l'Ouest, cela n'avait pas vraiment d'importance. Sauf que sur cette route qui est sensée nous mener au Guatemala il y a en fait deux virages destinés à nous faire éviter les haut-fonds honduriens et leurs malandrins. Et je tiens à les négocier correctement ces virages. Attention, on n'est pas à vingt Milles près hein ! Mais quand même, mais c'est important. Le premier de ces virages, demain soir normalement.

O7H50 : Hihihi !!!! Je rigole tout seul ! Je viens de tousser, et je me suis rendu compte que ça me faisait mal aux abdominaux. Je ne savais même pas que j'en avais encore dis-donc !

09H00 : Le cap est bon et la navigation moins inconfortable que je ne le craignais. J'arrive enfin à évacuer le stress de ce matin (oui, j'étais stressé ce matin). Zika elle aussi déstresse. Elle a profité du roulis moins important pour faire une longue balade sur le pont. Elle s'est juchée sur le roof pour scruter l'horizon ; rien, quedalle. J'imagine sa joie lorsqu'enfin on pourra apercevoir la terre ! Regarde ma Zika, un nouveau continent ! Touline elle, en vieille briscarde, roupille calée derrière les instruments.

10H30 : Je viens de passer un bon moment à peaufiner mon atterrissage sur mon téléphone. Je vous ai dit que j'avais Opencpn sur mon téléphone ? L'arrivée sur Livingston ne devrait pas poser trop de problèmes, cependant il conviendra d'être attentif pour négocier les trente derniers milles... L'idéal serait de les faire de jour, bien sûr. Et ça, ça va être mon boulot, les jours qui précéderont, de faire en sorte que ça arrive.

12H00 : 4,6 Nds en six heures au 283°. Tout roule. Il y a de plus en plus de bancs de sargasses. Cela fait deux fois en moins d'une heure que je suis obligé de dégager la pâle du régulateur !

12H45 : Gros grain sur l'arrière et pétrolier sur la droite.

12H55 : J'essaye d'appeler le pétrolier sur la VHF, mais il ne répond pas. Il est invisible sur l'AIS et le Mer-Veille est muet... Bizarre.

13H00 Toujours pas de réponse du pétrolier... Pourtant j'aurais bien aimé avoir quelques infos sur la météo... Mais bon, là j'ai un peu autre chose à faire : Le grain arrive et j'ai l'impression qu'on va manger grave.

14H00 : Voilà, c'est fini. Le grain nous a frôlé par tribord, et le second, plus petit, qui se cachait derrière (le fourbe !) nous a frappé de plein fouet. Le pétrolier lui, a disparu. Je commence à me demander si je n'ai pas un problème d'antenne moi...


14H50 : J'ai à peine finit la vidéo (ci-dessus), que le vent que le vent s'emballe de nouveau. On file à six Nœuds. On n'avait pas dit qu'en Jamaïque ça devait se calmer un peu, si ? Non ? Ok, j'avais dit « après » la Jamaïque... Autant pour moi.
Je réduis le foc. Réduit déjà pour le passage du grain, puis relâché ensuite... Pfff... Ça n'arrête pas. Heureusement avec l'association nouvel enrouleur/nouveaux winchs ST46, je fais ça quasiment avec deux doigts. D’ailleurs je note avec satisfaction l'absence d'ampoule sur mes mains. D'habitude après une semaine de mer, j'ai les mains martyrisées.



16H50 : Youpi c'est Noël ! J'étais en train de penser à ce que j'allais manger ce soir, et franchement je déprimais un peu devant le peu de choix que j'avais. Je vous l'ai dit, mon avitaillement laisse à désirer. Quand soudain je me suis rappelé que quelque part il me restait un sac avec des conserves que m'avait donné un bon copain, Hubert, lorsqu'il a vendu son bateau. Et bingo ! J'ai mis la main dessus ! Du coup, ce soir ce sera des tripes avec le reste de tagliatelles d'hier. Chouette !

18H00 : 5,6 Nds sur six heures, c'est super ! Et le cap est pas mal. J'ai mangé comme un petit goret ! Sinon, quoi dire ? J'espère ne pas avoir de grains cette nuit, parce que j'ai besoin de dormir.

Le mercredi 5 décembre 2018

05H30 : Cela fait une demi-heure que je suis levé, après une bonne nuit réparatrice. Les bêtes sont encore à l'intérieur, j'ai pris mon café, et là franchement je profite. Le ciel s’éclaircit peu à peu au cul de La Boiteuse, sur un fin croissant de lune moribond. On se traîne, mais je m'en fout. Je profite je vous dit. Plus de vagues qui déferlent, plus de dérapages intempestifs de mon frêle esquif, juste le murmure du sillage. Je profite. Je profite d'autant plus que je sais que de tels moments sont rares depuis mon départ...
A l'intérieur j'entends qu'on s'impatiente. Touline a faim et Zika veut sortir... Deux minutes mes amours, laissez-moi profiter encore deux minutes... C'est le meilleur moment de la journée.

06H05 : Le cap et la vitesse ont été bons cette nuit. 5,5 Nds au 290°. J'ai encore quelques minutes devant moi avant de relancer La Boiteuse, alors je continue à profiter du moment. La grosse méchante houle a presque disparue, pas un frisottis à l'horizon, on avance peinard. C'est trop bon !
Cette nuit nous avons franchi le cap symbolique des 1000 Milles parcourus.

06H25 : Foutrecul ! Vous n'imaginez pas combien c'est plaisant de passer quelques minutes assis sur le roof à regarder la mer sans que, pour la première fois depuis une semaine, ma vie ne soit en danger. C'est agréable à un point... Bref, cela m'a aussi permis de constater que l'écoute de foc a pas mal souffert du ragage avec la mâchoire du tangon. Il va falloir que j'intervienne... Oh, pas tout de suite, non. Je pense que ça peut attendre que j'ai à détangonner.
Bon allez, au boulot ! Je déroule un peu de foc, et j’abats de 10°. Go !

07H16 : Top ! Le GPS me dit que nous venons de franchir la ligne des 78°21' de longitude Ouest ! Ce qui veut dire qu'officiellement la Jamaïque est derrière nous ! Youpi !

08H10 : Je lofe encore de 10°. Comme à chaque fois, avec la lumière du jour (la chaleur en fait), le vent a tendance à modifier légèrement sa trajectoire, alors je dois compenser et le suivre au fur et à mesure avec le régulateur d'allure.
Normalement d'ici midi je devrais encore lofer de 20° et me retrouver à 110° degré du vent. Ce qui me permettra de détangonner et de changer l'écoute usée.

08H30 : Depuis ce matin on peut dire que la discipline s'est un peu relâchée à bord. Et que je me balade sur le pont sans permission, et que je grimpe sur le lazy-bag, et que je m'allonge sur le roof en pied de mât... J'essaye tant bien que mal de gérer tout ça, mais une grande partie de mon cerveau me dit : Allez, fout-leur un peu la paix. Elles en ont bavé ces petites durant la semaine passée, tu peux bien leur laisser un peu de liberté...
Ouais mai bon, je les connais bien ces petites comme tu dis. Tu leur donnes la main, elles de bouffent le coude ! Il n'y en a pas une pour racheter l'autre, bien au contraire ! Il suffit qu'une des deux fasse une connerie, pour que l'autre s'empresse de l'imiter ! Donc, je remet ma casquette de Capitaine et je sors ma grosse voix !

10H45 : Comme à chaque fois lors de grandes navigations, mes yeux sont fixés vers l'arrière pendant un moment, puis il arrive un jour où tout naturellement je commence à regarder plus volontiers vers l'avant du bateau. Qu'importe que l'on soit à des centaines de milles de toutes terres, mon regard se met à scruter l'horizon dans l'espoir de... Je ne sais pas exactement. C'est comme ça, c'est tout.
Nous sommes à ce moment particulier. Pourtant je sais bien que la prochaine terre que nous sommes sensé apercevoir sera l'île de Guanaja (Honduras), et que ce ne sera pas avant dimanche ou lundi prochain !

11H00 : De plus en plus de sargasses, en bancs compacts de quelques dizaines de mètres carrés.

11H45 : Yes ! Virement effectué et passage du WP n°1 à un demi- mille de distance, et avec six heures d'avance sur mes prévisions d'hier ! Trop fort le Gwen !
Cap au 300°, Bon plein à 85° du vent.

12H00 : 128 milles de parcourus en 24 heures, c'est pas mal. Pas mal du tout même. Je n'en reviens pas comment les choses se goupillent. Le timing et la réalisation de mes plans sont quasiment parfaits pour une fois. Comme le disait mon brillant ami Hughes ; il n'est pas interdit d'avoir de la chance !
Il n'empêche, même si avec la technologie actuelle c'est presque un jeu d'enfant que d'y parvenir, je trouve que rallier un point précis dans l'océan à quelques deux milles kilomètres de distance, cela a quelque chose de magique quelque part... L'enfant au fond de moi s'émerveille encore.

12H30 : Après le roulis, Zika expérimente un truc nouveau qui s'appelle le tangage ! Et moi je vais enfin pouvoir faire une petite sieste sur le banc sans crainte de tomber par terre !

13H00 : Je lofe encore de 20°, du coup ça devient un poil moins confortable ? C'est à cause de la dérive... La Boiteuse nécessite d'être parfaitement équilibrée au près, c'est à dire que la surface de la voile d'avant doit égaler celle de la Grand-Voile. Ce qui n'est pas le cas actuellement puisque ma GV à encore ses deux ris de pris. Pour bien faire, dans ces circonstances il faudrait que soit je relâche un ris, mais je n'ai pas envie de devoir le reprendre en urgence si un grain se présente, soit que je réduise la surface de la Mule. Mais l'on perdrait un nœuds à coup sûr... Pffff... Voilà le parfait exemple du genre de dilemme auquel les voileux sont soumis.
Allez, on va laisser les choses en l'état pour l'instant. On se reposera la question d'ici une heure ou deux.

13H35 : Pétrolier sur bâbord. Apparemment il suit la même route que moi. Rien sur l'AIS.

13H55 : Trop cool ! Le bateau que je vois est enfin apparu sur mon AIS, et j'ai pu le contacter par radio. Il m'a donné les dernières infos météo pour la zone : Nord-Est, maxi 25 Nœuds... Mouais, j'espère qu'on n'aura pas ça, mais c'est sympa quand même de sa part. Il m'a souhaité good fortune et moi a nice travel.
Il semblerait que le bateau, La Boca, ne soit apparu sur mon AIS que lorsque il a été à six milles de moi, et c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu voir le bateau d'hier, il était trop loin. Je vais me plonger dans le manuel pour voir si je ne peux pas agrandir ce rayon...

14H20 : Si j'ai choisi cette route, c'est parce qu'elle me paraissait être la plus sûre par rapport aux récifs, bancs et autres joyeusetés qui parsème la région. J'aurais dû me douter que ce serait un couloir naturel pour la navigation des navires de commerce... Il va falloir que j'ouvre l’œil !

15H20 : Encore un pétrolier derrière moi, l'Hamstead.

16H10 : Le vent est en train de tomber. Un joli F2 sympatoche, et nous avançons quand même à 4,5 Nds. Normal, puisque d'après la carte nous devrions avoir entre 1 et 1,5 Nds de courant dans les fesses. Elle est pas belle la vie ?
Là encore, c'est normal ce courant, puisque nous tentons de nous faufiler entre deux grosses montagnes sous-marines qui affleurent à la surface de part et d'autre de notre route. Pour les béotiens cet effet d’accélération s'appelle l'effet Venturi.

16H35 : Rien. Pas un dauphin, pas une baleine, pas un oiseau. Quedalle à l'horizon. Pourtant ce serait le moment idéal pour qu'une bande de joyeux drilles viennent caracoler devant l'étrave de La Boiteuse ! Mais non, rien. Depuis notre départ, à part quelques Fous, des Noddis Bruns et des poissons volants, je n'ai rien vu sur cette mer des Caraïbes.

17H00 : Aaaah ! On dirait que le vent semble revenir un peu alors que je suis obligé de lofer encore de 5°. Nous voilà à 60° du vent.

17H30 : Je sers son repas à Zika et me lance dans le réchauffage d'une boite de cassoulet. Ce soir ça va péter dans le duvet !

18H05 : 4,5 Nœuds sur six heures. On file au 300° avec un vent qui se renforce petit à petit... Ça plus les cargos, je me dis que la nuit va être compliquée...

Le jeudi 6 décembre 2018

06H15 : Comme je le disais hier au soir, la nuit fut compliquée. Pas autant que je le craignais, mais un peu quand même. Par quatre fois j'ai dû maintenir la veille le temps de laisser passer des pétroliers qui arrivaient soit en face de moi, soit derrière moi. Le plus près est passé à moins d'un mille...
Pendant ce temps-la, La Boiteuse fendait les flots, au près d'abord, puis à partir de 04H00 le vent est passé à l'Est et on a pu faire du bon plein, et finalement du travers. Bref, encore une journée et une demi-nuit à bouffer de la vague, ensuite on pourra abattre et piquer sur Livingston.

06H30 : Oh mais c'est quoi cette grosse ligne de grains qui nous arrive par le travers ? Mais voulez-vous vous en aller ! Allez, zou ! Du Balais !

06H50 : Zika a enfin compris l’intérêt principal du près et de la gîte. C'est de pouvoir s'allonger sur la banquette sous le vent et de regarder le paysage. Accessoirement c'est ma place, mais bon...

07H00 : Je repense au type d'hier à la VHF qui me souhaitait bonne fortune. Je sais bien que c'est une expression convenue en anglais, mais rétrospectivement ça fait un peu flipper quand même. Ça me fait penser à ces chauffeurs de taxi marocains qui lorsque tu leur demandes de te conduire quelque part, te répondent Inch Allah ! Ce n'est vraiment pas rassurant croyez-moi, surtout quand on voit comment ils conduisent ! Bref, tout ça pour dire que je ne compte absolument pas sur la « fortune » pour arriver au Guatemala. Je compte sur moi, mon bateau, et moi... C'est tout !

07H15 : C'est bon, le grain nous est passé devant. On a eu droit à quelques gouttes de pluie, mais rien de bien méchant. Putain, je n'arrête pas de compter et de recompter sur mes doigts. Cinq jours, il reste cinq jours !

07H50 : Hihihi... Zika qui faisait sa promenade à l'avant vient de se prendre un paquet de mer, quelque chose de bien ! Du coup ça lui a coupé l'envie !
La grande différence qu'il y a entre Touline et Zika, c'est que Touline est intrépide alors que Zika est courageuse. Touline elle, elle s'en fout du danger, elle ne le voit pas. Elle fonce, et ça passe ou ça casse. Alors que Zika, on voit bien qu'elle est pétée de trouille, mais elle y va quand même. C'est ça le courage, savoir dépasser sa peur. Respect ma belle.

08H25 : Fait chier... La grosse houle est de nouveau là avec son cortège de déferlantes. Sauf que cette fois on est vraiment travers au vent et à la vague et ça devient un tantinet scabreux. La seule chose qui nous avantage pour l’instant, c'est notre vitesse ; 6 Nœuds. Mais à un moment il va bien y en avoir une qui va nous tomber sur la gueule, c'est sûr !

08H35 : Et ben voilà, qu'est-ce que je disais... Pile sur la tête à Zika !

08H50 : Pétrolier sur tribord avant.

09H00 : Ça me trotte dans la tête depuis ce matin, je me demande dans quelle mesure je ne pourrais pas, comment dire, couper le fromage... Vous voyez ce que je veux dire ? En toute sécurité bien sûr.
Cela nous raccourcirait un peu la route, pas grand chose, à peine 10 Milles, mais surtout cela nous permettrait d'être plus confortable par rapport au vent et à la mer.
Je m'accorde un délais de réflexion avant de prendre ma décision...

11H00 : Je me rends compte qu'il existe une similitude entre le Marin en Martinique, et le Rio Dulce. Tous les deux sont des enclaves. Fronteras est une enclave moderne au milieu d'un pays sous-développé. Le Marin, je dirais plutôt que c'est une enclave de métropolitains blancs au milieu d'une île majoritairement créole et hostile. Cela me peine que de devoir l'admettre, mais en presque trois ans de présence en Martinique je n'ai dû quitter la marina et ses alentours immédiats que cinq ou six fois... Et à chaque fois c'était pour effectuer une course rapide à Fort de France ou bien aller chercher quelqu'un à l'aéroport.
La raison de ce comportement est double. La première est que je n'en avais nul besoin. A la marina j'avais tout ce dont j'avais besoin dans un rayon de 500m, alors franchement pourquoi se fatiguer à aller voir ailleurs. Mais surtout, si je ne quittais que très rarement la marina c'est parce que je n'avais vraiment pas envie de me coltiner les regards hostiles, haineux parfois, et les réflexions cinglantes de la population locale... Et c'est devenu pire une fois que j'ai eu Zika. L’attitude de ces gens envers les chiens, et à fortiori les propriétaires blancs de ces chiens, est proprement insupportable. Heureusement il y a quelques exceptions, mais elle sont rarissimes.

Alors oui, je n'hésite pas à le dire, pendant mon séjour en Martinique je me suis senti racisé, victime d'un racisme à peine dissimulé, voire même ostentatoire. La population ne vous aime pas et vous le fait comprendre à peine avez-vous mis un pied en dehors du territoire qui est supposément le votre. C'est horrible comme situation. Cela gâche tout les petits bonheurs qu'apporte généralement la découverte et le partage d'une autre culture. Bref, j'espère vraiment qu'au Guatemala il en est autrement.

(Pour info, j'ai longuement hésité avant de coucher sur le papier ce que vous venez de lire, et j'imagine que certains vont hurler en lisant ces mots, voire même m'en vouloir qui sait. Mais ce n'est pas grave... J'ai jugé que cela valait le coup d'en décevoir quelques-uns plutôt que de me taire sur un sujet si important pour moi.)

12H05 : Et voilà, c'est parti, on coupe le fromage ! Cap au 265° à 125° du vent. Prochaine destination, Las Islas Santanilla ! Les îles de la sentinelle ! Rien à voir avec celle de l'océan indien où l'on accueille les évangélistes avec des flèches dans le cul. Celles-ci sont deux cailloux perdus à 100 Milles au large du Honduras. On y sera dans dans trente-six heures.
Pour fêter ça, ce midi ce sera un sandwich au pâté ! J'ai découvert une boite de pâté Hénaff dans le fond du sac à malice d'Hubert !

12H45 : Tudieu ! Il nous reste 480 Milles à faire. Si on arrive à garder une moyenne de cinq nœuds, on y sera lundi après-midi ! Et non-pas mardi 11 décembre comme je le prévois depuis mon départ !

Ouais mais bon, t'emballe pas mon Gwen. Tu sais bien que les vents ont tendance à sacrément baisser à l'approche du Rio, tu le sais n'est-ce pas ?
Oui, d'accord, ok, mais si on continue à prendre de l'avance ? Regarde là, on avance à 6 Nœuds !
T'emballe pas j'te dis !!!!
Mais heuuuuu....
Chut !

13H00 : Mine de rien la mer est foutrement dure, et le vent ne débande pas. Les voilà les fameux 25 Nœuds dont parlait le type d'hier à la VHF.

13H15 : L'espèce de front nuageux qui nous a offert une matinée grisounette semble être passé. Derrière, je ne distingue que de la brume de chaleur et quelques cumulus de beau temps. Alors je pose la question : C'est fini là ou bien ?

15H00 : Cargo par tribord arrière.

15H15 : Je viens de contacter le porte-containers qui s'appelle l’Étoile (si si c'est vrai !). Étonné par son nom j'ai essayé de lui parler en français mais ça n'a pas marché ! Plus sérieusement il m'a rencardé sur la météo pour les deux ou trois prochains jours : F2 à 5, secteur Est, vagues de 1 à 2 mètres. En clair, de la pétole et pas pire que ce que l'on avait ce matin. Merci l’Étoile !


L’Étoile

15H30 : Depuis janvier de cette année, j'ai passé des heures et des heures à étudier la météo entre la Martinique et le Guatemala. Mes potes Jean et Jean-Lou pourront vous le confirmer ! Et je savais que normalement, une fois passé la Jamaïque, cette partie du voyage serait plus cool. Je le savais, mais quand même ça fait plaisir de se le voir confirmer par les faits.

15H35 : Gros paquet de mer dans le cockpit ! Blam ! Tout est trempé, le duvet, le chien, moi...

16H30 : C'est d'un chaotique cette mer... Bon allez, j'en ai marre !

16H45 : Voilà, c'est fait. La mule est tangonnée, et j’abats encore pour me retrouver le plus possible perpendiculaire à la houle, sans m'éloigner trop de ma route. Pas évident...



17H00 : Nous sommes dans un de ces moments que je hais par dessus tout. Lorsque le vent et la mer ne sont plus en adéquation. Ça déferle de partout avec des creux de plus de quatre mètres, et il n'y a même pas 15 Nœuds de vent ! Je déteste ça !

17H20 : C'est bon, je crois que j'ai enfin trouvé le bon réglage. Je ne sais pas trop sur quel cap cela va nous emmener, mais pour l'instant on encaisse un peu mieux les déferlantes. Apparemment on se dirige pile vers le soleil couchant, c'est déjà une bonne indication non ?

18H15 : 5,55 Nds sur six heures. Ce n'est pas mal du tout, mais surtout cela nous donne de la marge pour plus tard.
Franchement, ce soir j'en ai plein le cul... Il va falloir que je réfléchisse sérieusement à ce que je veux faire de ma vie, parce que là... Je crois que j'en ai fini avec la voile ! Autant, habiter sur un bateau j'adore vraiment. Mais un bateau immobile !
Ok, d'accord, je suis fatigué et énervé... Je crois que je ferais mieux d'aller dormir.